Alger nooormal est la bande sonore qui accompagne un livre éponyme désormais devenu culte. Tous deux racontent – des années 60 aux années 2000, la capitale algérienne dans tous ses états, donnant la parole aux chants de ses habitants. Les gens normaux. Pardon, nooormal !
Mohamed Ali Allalou et Aziz Smati, deux icônes de la pop culture algérienne sont les deux fils rouges d’Alger nooormal. Ces deux Enfants terribles de la radio algérienne, comme aiment les surnommer leurs homologues, respectivement animateur et producteurs d’émissions cultes comme Contact et Bled Music, incarnent la complexité d’être algérois, car Alger, voyez-vous, est une balade onirique et kafkaïenne qui happe ses habitants et ses visiteurs. Dans leur quête de déceler le beau, l’authentique et le pittoresque dans une ville en mutation, ils nous font découvrir la mosaïque polyphonique qui traverse la ville et sa mémoire ponctuée de chansons, de passages radiophoniques, de discours politiques et de vers de poésie que le journaliste Aziz Yemloul qualifie de « support hybride où toutes les lectures sont possibles, y compris les plus triviales et les plus poignantes ».
Au fil de cette compilation qui accompagne le livre éponyme né de la collaboration du photographe français Jean Pierre Vallorani et de la plume de Mustapha Benfodil, journaliste auteur algérien, nous découvrons les histoires sonores d’Alger. À commencer par celle d’« Ana Touiyri mesrer – mon oiseau est joli », un classique du hawzi algérois chanté par Fadila El Dziriya, la diva des années cinquante qui ouvre le bal d’Alger nooormal. Elle incarne le raffinement et le « Fine Amor » sauce algéroise « Mon oiseau est supérieur aux autres, je suis éprise de lui, il est beau et joli, ô que je suis fière de lui. » Cette douce mélopée qui emprunte l’imagerie désuète du patio et de l’odalisque folklorique de la Casbah (vielle médina d’Alger) est transcendée dans le disque par des chants de propagande révolutionnaires et le discours du feu président Houari Boumediene qui cristallise l’apogée du chauvinisme algérien et de l’arabo-baathisme, une idéologie totalitaire panarabe post-indépendance qui nie les particularités intrinsèques d’une Algérie africaine.
Tout au long du voyage musical, les chantres du châabi sont à l’honneur. Ce genre musical très prisé à la capitale, apanage des puristes tels que El Hadj El Anka, Abdelkader Chaouu, Mustapha Toumi, Ammar Zahi, Kamel Messaoudi ou encore Abdelmadjid Meskoud qui, en chantant « Edzayer ya assima — Alger la Capitale », exprime cette douce complainte des nostalgiques algérois : « Alger, la capitale, tu vaux cher à mes yeux, ton amour en moi demeure jusqu’à la fin des temps – ton aura a été gâchée par les arrivistes. Où est cette Alger mystique ? pays de Sidi Taâlibi (saint patron d’Alger), pays de Barberousse et de Sidi M’hamed (deuxième saint patron de la ville) — Dites-moi où sont les fils de la Joyeuse, dites-moi où sont les enfants d’Alger ? »
Cette Alger pittoresque cède la place à d’autres réalités plus acerbes et contemporaines. Celles de la génération post-octobre 88, une date charnière dans l’histoire contemporaine algérienne qui a vu naître des groupes comme de Bnet Lebled, Hamma Boys, Gnawa Diffusion et Intik.
En octobre 1988, Mohamed Allalou avait quitté la radio algérienne après avoir été censuré. « Bonjour ! Aujourd’hui, c’est mon anniversaire et je démissionne de la radio ! » annonce-t-il allègrement. S’ensuivent des années d’exil, pour Allalou et son acolyte Smati, lequel est victime d’un attentat qui le laisse paraplégique. Tous deux quittent l’Algérie en 1994, suite à la vague meurtrière des assassinats de journalistes et d’intellectuels algériens.
L’Algérie connaît alors sa pire période post-indépendance et cela transparaît au fil de sa bande sonore. Les vers du poète de la Révolution algérienne Mufdi Zakaria (mort en 1977 en exil suite à ses désaccords avec le pouvoir) sont mixés à la chanson des MBS (Micro Brise le Silence), groupe de musique contestataire algérois, un flash info de la radio annonce l’assassinat du professeur Boucebci, psychiatre de renom. C’est le chaos ! Et la jeune scène musicale des années 90 interroge, accuse le pouvoir en place, corrosive et virulente. Elle devient la vox populi, celle des jeunes et des laissés pour compte.
Alger nooormal exhume aussi des passages radiophoniques éclectiques pour traduire toute la sensibilité de ses créateurs, comme celle de l’architecte Jean-Jacques Deluz et du poète et acteur Himoud Brahimi, et donne aussi la parole à des personnages politiquement incorrects comme la triviale Monique, une vielle prostituée de la Casbah. Alger vue par ses habitants, sans chichi sans artifices : nooormal quoi ! Nooormal, malgré les années du plomb et celles de braise, nooormal envers et contre tout : le colonialisme, le terrorisme et le capitalisme sauvage. Nooormal est un leitmotiv, un credo, une philosophie, un spleen optimiste et une résilience qui n’existent que chez les Algérois.